Interrogations sur le Ciel

INTERROGATIONS SUR LE CIEL

Discours de soutenance de la thèse de recherche-création

Le 17 mars 2022 à la Maison de la Recherche – Université Paris 8

Stèle du Ciel,2022. Exposition de soutenance, Maison de la Recherche – Université Paris 8

Mesdames et Messieurs les membres du jury, chers collègues, chers amis,

Merci d’être venus pour participer à la soutenance de ma thèse : Du Ciel.

« Le commencement d’un si lointain naguère, qui aurait jamais pu moindrement l’expliquer ? » Il y a plus de deux mille ans, le poète chinois Qu Yuan a posé de telles questions sur le Ciel, dans ses vers « Interrogations célestes ». Platon a déclaré également, dans son Phèdre, « Le monde qui est au-dessus du ciel, aucun poète jusqu’ici ne l’a chanté, aucun ne le chantera jamais dignement. »

Dans la profondeur du temps, comme dans l’espace profond du Ciel, depuis l’art préhistorique jusqu’à l’art contemporain, cette vision cosmique du Ciel se prolonge dans mes réflexions et mes pratiques. La présente thèse de recherche-création, intitulée Du Ciel comme archétype de l’acte de création, est justement le fruit de mes interrogations sur le Ciel.

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Nous n’avons qu’un seul Ciel cosmique. Pourtant, ce Ciel a des différentes acceptions culturelles. Le « Ciel », dans ma thèse, est un univers infini. Il est une conception enracinée dans la pensée cosmologique et esthétique chinoises, en particulier dans l’esprit du paysage : montagnes et eaux (shanshui 山水).

Imprégnée dans la tradition artistique chinoise depuis mon enfance, j’ai fait d’innombrables voyages de peinture devant la nature, comme les anciens maîtres. Ils se retirent du monde pour voyager, voire vivre parmi les montagnes et les ruisseaux, pour traverser les profondeurs de l’univers. Le paysage dans la peinture chinoise n’est pas une nature imaginée, il vient tout d’abord des expériences physiques dans la nature.

Ainsi, l’esprit des montagnes et eaux n’est pas une simple représentation des éléments naturels, mais une présence des mutations cosmiques, perçues par le corps. Entre la lumière et l’ombre, entre les nuages et le vent, l’homme est au milieu du mouvement de l’énergie cosmique. À travers l’acte de création, les artistes chinois ont réalisé une quête spirituelle entre la philosophie taoïste et la cosmologie.

Un « archétype » est un modèle primitif, idéal. Pour moi, ce Ciel chinois est un « archétype ». Le Ciel montre non seulement un archétype cosmique de l’espace et du temps, mais aussi un modèle de transformer l’espace-temps, autrement dit, de cosmiser le monde. La cosmisation de l’espace-temps, selon le mouvement cosmique du Ciel, est donc un archétype de l’acte de création.

Articulée autour de mes propres créations artistiques, cette thèse est une poïétique des images et des actes de création, développée suivant les quatre étapes : d’abord, la cosmisation de l’espace, puis l’élaboration du temps, ensuite la participation rituelle au mouvement cosmique, enfin, la création en tant que régénération et restauration.                                                                   

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La question initiale s’impose à nous : que voyons-nous dans le Ciel ? Le Ciel est-il seulement un vide infini ? Le préambule de ma thèse, concentré sur ma création inaugurative réalisée en 2016, discute cette question. Ce travail est intitulé par M. François JEUNE, Templum du Ciel.

Pour enregistrer un vide rythmique de la lumière céleste, cette série de photomontages, est une profonde contemplation de la cosmicité du Ciel. C’est dans cette contemplation du Ciel que l’homme s’éveille à sa propre « cosmicité », à ses racines du Ciel.

De l’antiquité à nos jours, la recherche de la cosmicité, est toujours liée aux interrogations, du destin de l’être humain, aux soucis d’une existence éphémère de l’homme, dans l’infini de l’univers.

Au milieu d’un templum, le Ciel manifeste sa cosmicité spatiale. Donc, dans la première partie de ma thèse, je questionne : qu’est-ce que l’espace signifie pour la création artistique ?

Premièrement, l’espace est non homogène, il peut être transformé ou « cosmisé ». L’acte de cosmiser un espace constitue l’œuvre. Mon travail Palais de lumière est un tel exemple. Inspirée d’un archétype céleste du templum de la Chine antique : yaxing 亚形, j’ai réalisé une construction terrestre, un Palais de lumière, qui cosmise un espace urbain.

Deuxièmement, la notion du « Centre » est fondamentale, comme dans le projet Roden Crater de James Turrell. D’après le modèle cosmologique kiva des Amérindiens, l’artiste cosmise un cratère, comme un « Centre » du Cosmos, pour présenter des mouvements cosmiques.

La cosmisation dans l’art n’est pas seulement spatiale. Suivant l’archétype céleste, il y a naturellement la dimension du temps dans l’acte de création. C’est ce que je vais analyser dans la deuxième partie de la thèse.

L’homme élabore le temps, selon la rythmicité des lumières célestes. Le culte du Soleil, dévoile notre conscience constamment éveillée, au Temps cosmique ; tandis qu’à nos jours, le Temps est linéarisé, par une ambition de s’approprier cette rythmicité céleste. Ce Temps est devenu une source majeure de notre angoisse, exprimée surtout dans l’art.

Le Temps linéaire est homogène, fragmentaire, limité dans l’expérience humaine, avec la mort qui marque l’anéantissement de l’existence. Les artistes contemporains, comme Roman Opalka, tentent même de lutter contre la tyrannie du Temps. L’acte de création devient ainsi une réaction contre le Temps.

Ma conception du Temps est très différente que ces artistes contemporains : elle est plus proche d’un Temps cosmique. D’une part, pendant la création, j’ignore volontairement le temps mécanique pour me concentrer sur la perception ; d’autre part, il existe un temps juste pour réaliser mon acte de création.

Suivant l’archétype céleste ou le cycle cosmique, un acte de création ne sera plus une réaction contre le Temps, mais, une action, avec le Temps, pourquoi ? Car, l’art crée des expériences, qui nous font traverser, les différentes qualités de l’espace-temps, l’acte de création est un acte cosmogonique. C’est ce que nous allons exposer dans la troisième partie.

L’acte de création peut transcender l’éphémère de l’existence. Dans mon acte de peinture Poursuite des ombres, réalisé pendant la pandémie féroce qui a confiné le monde au printemps 2020, j’ai essayé de rattraper les ombres éphémères. L’ombre est une matière terrestre d’origine céleste. Les actes de poursuivre, tracer ou créer l’ombre, manifestent l’essence de l’acte de création. Il peut garder la présence de l’absence, transcender l’impermanance de la vie.

L’acte de création peut remonter au Temps primordial. Ma performance Celestial Paces interprète une marche cosmogonique de Yu le Grand, qui ouvre le monde des ténèbres, en parallèle avec la Grande Ourse. Sous la même constellation, j’ai fait corps avec la nature chaotique, et réalisé une carte du Ciel nocturne.

L’acte de création peut encore participer à la régénération cosmique. L’acte répétitif des travaux agricoles, permet aux artistes comme Wolfgang Laib, de participer rituellement au cycle du Temps. Aux « nœuds » du Temps, le cycle cosmique recommence, assuré par les rites. C’est pour cette raison que ma performance au solstice d’hiver, intitulée Renaissance, est un rite de régénération cosmique. À ce nœud du Temps, je porte les bois de cerf, traverse un dolmen, et marche dans l’obscurité jusqu’au lever du soleil.

Le retour du Temps, est le retour de l’énergie cosmique. Le cycle de l’énergie cosmique, n’est-il pas aussi un archétype de l’acte de création ? Cela nous conduit dans la 4e partie de la thèse.

Le mouvement cosmique suit le cycle de création-destruction-création. Le Cosmos possède à la fois la force créatrice et destructrice. Cette double force pousse l’artiste à créer. Frappée par une énergie supra humaine des vagues en Belle-Île-en-Mer, j’ai construit une pyramide en sel qui serait touchée, même détruite, par la marée haute. Intitulé Energy Debate, ce travail crée un dialogue de différentes échelles énergétiques, entre la création humaine et la puissance cosmique.

L’homme fait partie du Cosmos, il possède également la force créatrice et destructrice. Si les surgissements de l’énergie cosmique nous suscitent une forte imagination apocalyptique, la position de l’homme par rapport au Cosmos, détermine la mesure de la catastrophe.

L’éruption volcanique en Islande en 2021 était devenue un théâtre du Cosmos, dans lequel on assistait à la cosmogonie de la terre. Avec les sons collectés de cette éruption, j’ai composé une œuvre sonore Au commencement, comme une ode à ce paysage ainsi créé, détruit et recréé, sur ses propres ruines naturelles.

Mais il existe une autre qualité des ruines : les ruines après les catastrophes humaines. Le sommet du mont Tâmpa, en Roumanie, est chargé des ruines historiques. J’y ai tracé, en temps réel, un cadran solaire comme Une dernière couche sur les ruines. Cet acte de création, suivant le mouvement cosmique, va sceller ces ruines historiques.

Le mouvement cosmique est considéré comme un « éternel retour » chez Mircea Eliade, mais comme archétype de l’acte de création, je le considère comme un « éternel recommencement ».

L’acte de création suivant ce cycle cosmique, pourrait être un acte cosmogonique qui participe à la régénération cosmique. L’art pourrait être ainsi un acte de restauration, dans le sens de « Reprise » de nos ruines.

Pour terminer, je vous invite à regarder ensemble quelques extraits de vidéo de mes travaux.

Je remercie sincèrement M. Jeune pour la direction de mes recherches et créations, Mme Grammare, M. Lincot pour les pré-rapports de ma thèse, M. Moninot et Mme Py pour avoir accepté d’être membres du jury. Merci beaucoup !