L’acte de création comme acte cosmogonique. Le projet Celestial Paces se réfère à un acte rituel de la cosmogonie dans la mythologie chinoise : Yubu 禹步, « Pas de Yu ». C’est une ancienne technique de marche ou de danse qui consiste généralement à traîner un pied après l’autre, en référence au personnage mythique Yu le Grand, qui se rendit malade à force d’effectuer des travaux exténuants pour apaiser le déluge avant de remettre en ordre le monde. Dans ses actes cosmogoniques de création du monde, Yu fut apparemment paralysé d’un côté du corps.
Dans ce mythe, le corps de Yu fut partiellement sacrifié, mais sa façon de marcher fut imitée par les chamans qui voulaient posséder un pouvoir semblable au sien. Dans mon projet de création, le corps prendra aussi une dimension essentielle qui participera physiquement à la mesure, à la création de l’espace et du temps comme ce que j’ai compris du pas de Yu. Grâce à cet arpentage symbolique du monde, à la fois géographique et astronomique, le Yubu est ritualisé dans la religion taoïste. En particulier pendant la période des Six Dynasties (220-589), Yubu était incorporé dans des rituels religieux avec pour objectif de guérir des maladies, de chasser des démons et d’obtenir l’immortalité. Il est aussi appelé Bugang 步罡 « Pas de la Grande Ourse », dans lequel un prêtre taoïste marche trois pas rituels en parallèle avec les étoiles de la Grande Ourse afin d’acquérir l’énergie surnaturelle de cette constellation.
La régularité du mouvement de cette constellation était l’archétype de l’établissement du calendrier chinois, autrement dit, elle indiquait le cycle du Temps cosmique. Pour moi, cette parenté entre la constellation de la Grande Ourse et mon acte de création montre justement cette corrélativité archétypale entre le Cosmos et l’action humaine.
Dans la forêt de Saint-Germain-en-Laye s’étend une clairière assez sauvage. Un jour, j’ai été attirée par le nom d’un chemin forestier sur la carte : « Chemin du bout du monde ». J’ai donc roulé à vélo sur ce petit sentier sombre couvert par la forêt dense. J’ai noté cette découverte et la réalisation du projet comme ceci :
Être sur une telle piste pendant longtemps me fait oublier le temps et l’orientation. Soudain, une lumière vive est apparue devant moi, cette clairière spacieuse est venue vers mes yeux. Bien qu’elle ne soit pas loin de la petite ville près de la forêt, il y demeure une certaine primitivité de la nature. Je croyais que la nuit là-bas devait être mystérieuse, cependant, je ne pouvais pas m’empêcher de ressentir de la peur.
J’ai toujours voulu faire une œuvre d’art sur le Yubu, « Pas de Yu ». Pour la réaliser, j’avais besoin de voir la Grande Ourse en plein air. Cette clairière répondait pleinement à mon attente. Alors je suis revenue au crépuscule. Cette fois, c’était calme, mais en restant debout pendant un moment, toutes sortes de sons naturels surgissaient. Ce à quoi je ne m’attendais pas, c’est que toutes les quelques minutes passaient un avion au- dessus de la clairière, rappelant la présence de la vie moderne toute proche. Une fois la Grande Ourse localisée, j’ai posé la toile par terre devant les sept étoiles. Le crépuscule fugace, la lune et les étoiles se profilaient. La nuit est venue. J’ai pris mes pas. Sans savoir combien de temps s’était écoulé, j’étais juste plongée dans la marche avec les étoiles, dans les moments parallèles au ciel étoilé.
Je suis toujours fascinée par le temps nocturne. Alors que la lumière faiblit, les yeux s’habituent peu à peu à l’obscurité, ils pénètrent l’épaisseur de la nuit, les sens du corps s’ouvrent largement sur le paysage à peine perçu dans la vie quotidienne, notamment la structure du ciel profond. C’est de là que vient la fascination du Yubu. Cet ancien rituel de marche se réalise en correspondance avec la Grande Ourse, c’est un rituel d’exploration de l’espace et d’établissement du temps, il est donc un acte purement cosmique. (Notes de création)
À un moment crépusculaire de la fin de l’été, je suis repartie encore une fois dans cette clairière pour réaliser ce « rite » cosmogonique, qui répète un acte primordial de la création du Monde en parallèle avec le Ciel, sous l’apparition de la constellation de la Grande Ourse, ou le centre du Ciel nocturne. Proche du crépuscule d’automne, les rayons de Soleil étaient de plus en plus faibles, glissant à travers les arbres de la forêt, c’était si confortable. Mais avec le vent d’octobre du soir, je ressentais à travers ses coups soudains les frémissements qui amenaient toujours plus tôt la nuit que l’on attendait.
Les matériaux composant cette création étaient d’abord une toile de six mètres de long sur un mètre cinquante de large, qui apparaissait géante quand je préparais ma création, deux paquets d’acrylique fluorescent attachés à mes pieds, des clochettes rituelles de la tradition indienne pour les attacher aux pieds aussi, et enfin une bonne bouteille de vin. Bien que la forme initiale de cette création soit une performance, j’ai souhaité conserver des traces matérielles de mes actes de création. Et dans ce sens, la peinture me semblait le meilleur support qui enregistrerait les mouvements corporels. Si j’ai choisi de l’acrylique fluorescent pour « peindre », c’est parce que mes traces de pas allaient créer une carte d’étoiles de la constellation de la Grande Ourse qui pourrait briller discrètement dans l’obscurité.
Quand je déroulais la toile dans cette clairière exposée au Ciel, surtout au moment de la tombée de la nuit, la taille de cette toile est tout d’un coup devenue beaucoup trop réduite devant ce paysage nocturne avec les contours de ses éléments de plus en plus flous. La limite visuelle était de plus en plus confuse entre la toile devant mes pieds et la forêt profonde plus loin, entre les herbes vert-brun et la terre sombre, entre les arbres et leurs feuilles. Les bords de la toile bleu marine semblaient être dissimulés peu à peu, jusqu’au moment où la toile elle-même serait avalée toute entière par le bleu-gris sombre du Ciel. Sans attendre que le noir ne s’approfondisse, ou probablement pressée par la peur originelle, j’ai commencé mes pas mythologiques. Quant aux clochettes rituelles, leurs sons entourés par la nuit, ont été aussi inéluctablement réduits, et même considérablement modérés par la grande voix silencieuse de la Nature. Mais dès mon premier pas touchant la toile, je pouvais sentir fortement que le son des clochettes pouvaient m’aider à chasser ma peur intérieure et me permettait de baigner paisiblement dans la nuit. Les sons fabriqués par le mouvement de mon corps étaient comme la force humaine si limitée ; l’homme traverse sans arrêt le Chaos nocturne avec du courage pour s’intégrer dans la nature, dans le Cosmos.
Les pas dansants ou marchants sur la toile étaient ainsi de plus en plus spontanés, je tournais mon corps comme les tourbillons des étoiles jaillissants sur le Ciel nocturne de Van Gogh. Sous les pas s’écoulait l’acrylique fluorescent, une nouvelle carte d’étoiles avec les sept étoiles de la Grande Ourse surgissait sur la toile, tandis que je me plongeais dans des sons rythmés, dans des sensations physiques : des bruits qui enveloppaient mon corps, des confrontations corporelles avec la fraîcheur et le froid de la nuit, l’humidité de la matière de peinture sous mes pieds, la température refroidissante de la terre qui contrastait avec mon corps réchauffé par l’énergie de la danse… Ces perceptions multisensorielles qui remplacent si rarement la vision humaine dans le quotidien m’ont fait oublier totalement ma peur initiale de la nuit.