Renaissance

2019
Zhao Fei, Renaissance. Début du jour du solstice d’hiver, le 22 décembre 2019, Pointe er Hourél, Locmariaquer, France. Performance, film, photographie, C-print sur papier Canson. Vidéo : Pan Xiangrong, Zhao Wei ; photographie : Hu Jiaxing

Dans beaucoup de cultures archaïques, sous diverses formes de rituels, l’homme fait des cérémonies au solstice d’hiver avec un objectif commun : la célébration de la renaissance, la renaissance du Soleil avec sa chaleur et son énergie revenant sur l’hémisphère nord, mais aussi la renaissance spirituelle pour l’homme qui vit dans le cycle du Temps cosmique. Malgré la force limitée de l’être humain, j’ai la conviction que, en tant qu’une partie du Cosmos, l’homme a la possibilité de se restaurer à l’occasion des nœuds du Temps cosmique.

Pendant l’année 2019, j’ai eu des souffrances physiques et morales, c’est ainsi que j’ai fait la tentative de l’« abolition » de cette période douloureuse, et de renouveler mon état physique et spirituel, c’est-à-dire, une « renaissance ». Pour réaliser ce « rite » de renaissance plutôt intime, je souhaitais effectuer un acte de création fusionnant la performance et la documentation filmique, en établissant la liaison entre la vie individuelle et l’espace-temps qui l’entoure.

Ce travail intitulé Renaissance a été ainsi effectué autour du solstice d’hiver en 2019. Quatre jours avant le solstice, je suis partie en Bretagne dans l’ouest de la France. C’est une région où des empreintes des cultures préhistoriques du Nord-ouest européen se sont bien conservées.

Parmi ces inspirations primitives, je suis particulièrement attirée par les menhirs qui demeurent dans les champs, isolés ou alignés. Dans le système rituel de l’Europe préhistorique, les pierres dressées ont été fabriquées et placées comme élément indispensable, voire dans le noyau du système architectural comme marqueur de l’espace sacré. Les menhirs érigés en Bretagne actuelle sont également des monuments à vocation particulière, liée à une mise en scène de territoires spécifiques dédiés au Soleil, aux morts ou à des rites symboliques, sans doute dans un ensemble architectural. Pendant mes séjours de création à Locmariaquer et à Belle-Île-en-Mer pour le projet de Renaissance, je suis sortie tous les jours pour enquêter sur ces traces suivant les cartes des sites préhistoriques. Certains d’entre eux sont bien connus de tout le monde ou ce sont des sites que j’ai déjà visités, tandis que les autres restent là dans le silence du temps, oubliés ou négligés par le monde. J’ai traversé l’espace et le temps parmi les ruines préhistoriques, qui étaient dispersées à côté des champs, au bord de la mer, dans les forêts, mais qui ressemblaient à des trous noirs de notre temps actuel. Chaque fois que je visite cette région, je retrouve fortement la liberté de voyager entre de différentes épaisseurs spatio-temporelles.

Avant le jour de la performance, j’ai visité encore une fois les sites des pierres dressées, je battais du tambour et dansais autour du menhir Jean à Belle-Île-en-Mer. Au moment où les peuples préhistoriques se sont efforcés d’ériger une longue pierre sur la terre, la frontière entre le ciel et la terre a été brisée, l’homme a ainsi pu communiquer avec la spiritualité céleste à travers le menhir éternellement dressé. Cette éternité contient également l’espérance de la multitude de la vie, de la fécondité et de la renaissance. Des milliers d’années plus tard, lorsque je battais à grande peine du tambour — qui était, à ma grande surprise, rendu muet par le vent mouillé de la Bretagne—, je me suis imaginée répéter les rituels des ancêtres qui ont vécu sur cette terre. Les sons enroués du tambour autour du menhir semblaient se lamenter des difficultés et des souffrances de la vie avant la renaissance.

La deuxième inspiration de la performance provient de la chute naturelle des bois de cerf, ce phénomène magique va jouer un rôle fort symbolique dans la performance où je les portais et marchais dans l’obscurité, mais aussi dans l’énergie invisible. Comme le « Petit calendrier des Xia », le plus ancien calendrier phénologique de la Chine antique le décrit :

Les bois de cerf tombent … Au solstice d’hiver, le souffle animé arrive, tous les êtres tendant à la vie commencent à bouger, ils manifestent les signes vagues [d’une renaissance]. (« Petit calendrier des Xia », Livre des rites du grand Dai. Traduction de l’auteur)

La chute naturelle des bois de cerf est l’un des phénomènes magiques qui assurent la continuité de la vie. Sur les « pierres à cerfs » en Mongolie, les cerfs sont considérés dans les religions des steppes comme des entités animées par les esprits de la nature. La perte et la pousse de leurs bois, en phase avec les saisons et les mouvements cosmiques, montrent leur harmonie avec les changements du Temps cosmique ; cette transformation annuelle du cerf lui confère une essence magique qui lui permet d’annoncer la répétition résurgente du Temps cosmique. De même, dans la pensée chinoise antique, le cerf du père David (Elaphurus davidianus) originaire des steppes du Nord est aussi un animal magique. Il porte le souffle du grand obscur, ou de la féminité extrême mais sait renaître annuellement. Il perdra ses bois au solstice d’hiver, ce signe phénologique est bien observé et documenté dans le « Petit calendrier des Xia », symbolisant le moment précis de la transformation entre les grands intervalles du Temps cosmique. Ainsi, le cerf pour moi, est un être surnaturel avec ses pouvoirs extraordinaires en adéquation avec la nature. J’emprunte la forme d’un cerf avec l’installation d’une paire de « bois », comme si j’empruntais son pouvoir surnaturel que l’homme ne possède pas. Les bois que j’ai cherchés dans la forêt d’hiver, devaient être vigoureux et gigantesque. Mes pas de marche avec cette paire de « bois », étaient ainsi ralentis et lourds, comme si je portais la lourde nuit du solstice d’hiver.

Le solstice d’hiver de 2019 est arrivé à 05 h 19 le 22 décembre. Le paysage qui s’étendait devant moi à la veille du solstice d’hiver était pâle et faible dans la forêt, le Soleil d’hiver au milieu des branches d’arbre manquait d’énergie, l’écoulement des ruisseaux parmi les feuilles mortes rassemblait le souffle froid, la forêt était peuplée des cris de corbeaux, de temps en temps, des sifflements du vent du nord traversaient les cimes de la forêt. À l’aube du solstice, je suis arrivée au lieu que j’avais choisi le jour précédent, la Pointe er Hourél à Locmariaquer, c’était un lieu idéal pour ma performance, car sur cette petite péninsule il avait un dolmen, le Dolmen d’Er Hourel, juste devant la mer orientée vers le Sud-est, le Soleil se lèvera au sud-est sur la mer au solstice d’hiver. Je dois traverser cette péninsule dans l’obscurité totale pour accueillir le moment de la renaissance du Soleil. En ce Temps cosmique, je me suis transformée en un cerf, portant une paire de « bois » récoltés dans la forêt d’hiver. J’ai marché sur un long chemin, face à l’orientation du lever de soleil, traversant un dolmen, vers la mer scintillant vaguement dans l’obscurité. Enfin, les bois ont été enlevés et laissés dans les eaux originelles. Au lever du nouveau Soleil, le cerf est né à nouveau en tant qu’humain. J’ai noté cette performance comme suit :

Ce jour-là, il soufflait un vent très fort de 80 kilomètres à l’heure. En préparation de cette performance devant les buissons plongés dans l’obscurité totale, j’aspirais dans le vent l’odeur de l’océan Atlantique. Ce vent semblait plus fort que le typhon de mon pays natal, il perçait encore plus violemment les os que le vent du grand nord pendant l’hiver à Pékin. Dans les cris du vent étaient mélangés les bruits des vagues déferlantes. Sous les étoiles encore accrochés au ciel avant le lever de soleil, j’étais prête à traverser l’obscurité la plus profonde de l’année solaire.

Je crois toujours que derrière toute image, tout phénomène dans le monde, il existe une puissance spirituelle qui transcende chaque existence matérielle. En 2019, j’ai voulu poursuivre cette puissance invisible plus qu’à n’importe quel moment de ma vie précédente. C’est ainsi que j’ai choisi le solstice d’hiver, où l’hémisphère nord connait la plus longue obscurité, pour accueillir ma renaissance. En approchant du renouvellement de chaleur et de lumière du Soleil, je me suis placée au milieu de l’obscurité et suis entrée dans un grand intervalle du cycle du Temps cosmique.

Avant ce jour de renaissance, j’ai trouvé une paire de « bois » dans la forêt. Je les ai fixés sur mon dos avec une longue bande de gaze blanche entourant mon corps, non sans douleur, mais cela a donné l’impression que cette paire de bois poussaient naturellement de ma tête, mon corps était ainsi partiellement devenu végétal. Portant cette paire de bois sur le dos, marchant sur le chemin complètement noir qui traversait les buissons, le marais, le bois, le dolmen, et menait jusqu’au bord de la mer, je clopinais comme un élan portant la lourde nuit du solstice d’hiver. Quand je suis arrivée devant la mer, je me suis mise à détacher les bois petit à petit, l’énergie sombre disparaissait peu à peu de mon corps. Je les ai remis à la mer de l’aube, comme une promesse réalisée. C’était une cérémonie intime d’accueil de ma propre renaissance. Au moment où le Soleil est revenu sur la terre, la puissance sans fin de la vitalité cosmique a renouvelé mon corps et mon esprit. (Notes de création, le 22 décembre 2019, Locmariaquer.)

Cette nuit que j’ai portée est la plus longue d’une durée du Temps cosmique qu’est l’année, si elle est nécessairement plus lourde à supporter, c’est parce que j’ai besoin de faire corps avec elle en augmentant sa pesanteur, j’ai besoin de confirmer que mon énergie intérieure s’est engendré avec le cycle cosmique du Temps. En portant ce poids et en traversant l’obscurité profonde, je crois en moi que le rayon du Soleil émergera à l’horizon et que la joie au fond de moi s’élèvera au moment où j’embrasserai le retour du cycle cosmique. Cet acte de participation au cycle du Temps cosmique, à travers l’acte de création artistique, est pour moi-même symboliquement, spirituellement, une élimination de la force destructrice et donc une régénération de l’énergie cosmique.